L’économie territoriale en Casamance : Enjeux et perspectives autour de la filière anacarde

1. Une richesse agroécologique au service du développement territorial

La Casamance, région méridionale du Sénégal, représente l’un des territoires les plus prometteurs en matière de développement agricole, en raison de ses atouts agroécologiques uniques. Bénéficiant d’un climat favorable caractérisé par une pluviométrie abondante et régulière, cette zone se distingue par la fertilité de ses sols, la richesse de sa biodiversité forestière, et la disponibilité d’une main-d’œuvre agricole expérimentée. À ces ressources naturelles s’ajoute un savoir-faire agricole ancestral, transmis entre générations, qui confère au territoire un réel avantage comparatif dans le déploiement de filières agricoles durables et compétitives.
Parmi les cultures de rente qui ont su s’imposer dans cette dynamique territoriale, la filière de l’anacarde (ou noix de cajou) occupe une place centrale. Introduite au départ comme une alternative de diversification agricole, elle est aujourd’hui au cœur de l’économie rurale de nombreux foyers, notamment dans les terroirs de la région. La production d’anacarde répond à une double exigence : d’une part, elle permet aux exploitants familiaux de réduire leur dépendance aux cultures vivrières traditionnelles en générant des revenus marchands ; d’autre part, elle stimule l’emploi saisonnier, notamment en période de récolte et de conditionnement, offrant ainsi des opportunités économiques à des milliers de jeunes et de femmes rurales. Cette culture répond en outre à la demande croissante du marché international, où la noix de cajou est devenue un produit recherché à forte valeur ajoutée.
En tant que ressource stratégique, l’anacarde incarne une réelle opportunité de valorisation du potentiel endogène de la Casamance, dans une logique de développement économique territorial. Son essor futur dépendra toutefois de la capacité des acteurs publics et privés à structurer la filière autour de la transformation locale, de la régulation commerciale et de la montée en compétence des producteurs, dans un environnement territorial cohérent et durable.

2. L’anacarde : pilier stratégique de l’économie régionale

En Casamance, la filière anacarde s’est imposée comme l’un des piliers de l’économie rurale régionale. De Ziguinchor à Oussouye en passant par Bignona, ce secteur mobilise aujourd’hui des milliers de producteurs, faisant de la noix de cajou bien plus qu’une simple culture de rente. Elle constitue une activité vitale, qui permet à de nombreuses familles rurales de diversifier leurs sources de revenus dans un contexte où l’agriculture vivrière peine à répondre aux besoins économiques contemporains.
L’anacarde joue un rôle structurant à plusieurs niveaux. Elle facilite l’intégration progressive des petits exploitants dans des chaînes de valeur régionales et nationales, souvent avec l’appui de coopératives ou de groupements d’intérêt économique (GIE). Elle dynamise les économies locales en créant un tissu d’activités indirectes — collecte, transport, stockage — tout en générant des emplois saisonniers à grande échelle, notamment pour les femmes et les jeunes, souvent en situation de sous-emploi.
Mais si la filière constitue un levier socio-économique indéniable, elle n’en demeure pas moins fragile. Elle reste marquée par de profondes limites structurelles. La transformation locale est encore marginale, entraînant une dépendance quasi totale à l’exportation de la matière première brute, notamment vers l’Inde et le Vietnam. Cette situation prive la région d’une grande partie de la valeur ajoutée générée par cette production. Par ailleurs, la volatilité des prix sur les marchés mondiaux, combinée à l’absence de mécanismes de régulation interne, expose les producteurs à des revenus instables et imprévisibles. Enfin, la désorganisation des circuits commerciaux — due au manque de coordination, à l’enclavement de certaines zones et à la spéculation — limite le plein potentiel économique de la filière.
Face à ces constats, il devient impératif, pour les décideurs publics et les partenaires au développement, de considérer la filière anacarde comme un secteur stratégique à structurer durablement, en renforçant la transformation locale, la régulation du marché et les infrastructures logistiques. Une telle orientation permettrait non seulement de sécuriser les revenus des producteurs, mais aussi de faire de la Casamance un véritable pôle d’excellence de l’agro-industrie ouest-africaine.

3. L’économie territoriale à l’épreuve de la décentralisation

Dans le cadre de la politique de décentralisation avancée mise en œuvre par l’État du Sénégal, les collectivités territoriales de la Casamance occupent désormais une place stratégique dans la définition et la conduite des politiques de développement. La territorialisation des politiques publiques, prônée par les plus hautes autorités du pays, vise à rapprocher les décisions des populations, à valoriser les ressources endogènes et à adapter les actions de développement aux réalités locales. Dans cette logique, les communes et départements de la région naturelle de Casamance sont appelés à jouer un rôle catalyseur dans la transformation structurelle de leur économie, à travers l’identification et la mise en valeur de filières à fort potentiel, au premier rang desquelles figure l’anacarde.
La filière anacarde, en pleine expansion dans la région, doit bénéficier d’un accompagnement renforcé et coordonné des acteurs territoriaux. Cela passe par un appui structuré aux coopératives, groupements de producteurs et GIE locaux, qui assurent l’essentiel de la production mais manquent souvent de capacités d’organisation, de financement et d’accès au marché. Les collectivités locales ont également un rôle clé à jouer dans l’amélioration de la gouvernance foncière, en assurant une gestion transparente et équitable de l’accès à la terre pour les producteurs, et en facilitant la sécurisation foncière des espaces agricoles destinés à l’anacarde.
Par ailleurs, dans une perspective de développement économique territorial, il est impératif de favoriser la mise en place de partenariats public-privé à l’échelle locale, autour de projets structurants. Il s’agit notamment d’investir dans les infrastructures indispensables à la compétitivité de la filière : réhabilitation des pistes rurales pour améliorer la collecte, implantation d’unités de transformation pour capter la valeur ajoutée localement, et création de plateformes logistiques et de conditionnement pour faciliter l’exportation dans de bonnes conditions. Ce type d’initiatives, intégrées dans les Plans de Développement Communaux (PDC) et les Plans de Développement Durable (PDD), permettra d’ancrer la filière anacarde dans une dynamique d’industrialisation territoriale, telle que souhaitée par les orientations stratégiques nationales.
En somme, l’avenir de la filière anacarde en Casamance repose en grande partie sur la capacité des collectivités territoriales à piloter des politiques de développement adaptées, inclusives et articulées avec les objectifs du Plan Sénégal Émergent et de la Vision Sénégal 2050. L’engagement local, soutenu par un accompagnement étatique cohérent et des partenariats structurés, sera le moteur d’un développement territorial centré sur les atouts agricoles et humains de la région.

4. Investir dans les compétences et les chaînes de valeur

Dans les dynamiques de développement territorial, la qualité des décisions publiques dépend de plus en plus de la capacité à produire, mobiliser et traduire la connaissance scientifique en action concrète. Or, au Sénégal — comme dans de nombreux pays en développement — un fossé persiste entre les travaux de recherche académique et les processus de prise de décision. Cette déconnexion nuit à l’efficacité des politiques publiques, notamment dans les domaines stratégiques comme l’agriculture, l’agro-industrie, l’emploi rural ou la gouvernance des ressources.
La filière anacarde en Casamance illustre parfaitement cette problématique. D’un côté, les universités et centres de recherche sénégalais — comme l’UASZ, l’ISRA ou les ISEP — produisent des analyses précieuses sur les systèmes agricoles, la qualité des sols, les pratiques culturales, la transformation et la commercialisation de la noix de cajou. D’un autre côté, les décisions relatives à l’organisation des campagnes de récolte, à la politique de fixation des prix, à la localisation des unités de transformation ou au soutien des coopératives restent souvent empiriques ou fragmentées, car elles ne s’appuient pas suffisamment sur les données et les recommandations issues de la recherche.
Cette situation souligne l’urgence de construire des passerelles fonctionnelles entre les chercheurs, les collectivités territoriales, les services techniques de l’État, et les acteurs économiques. Ces passerelles peuvent prendre plusieurs formes : dispositifs de veille territoriale, plateformes de dialogue recherche-décideurs, observatoires régionaux, comités multi-acteurs autour des filières agricoles, ou encore intégration de chercheurs dans les cellules techniques des ministères sectoriels et des conseils départementaux.
Créer ces ponts entre la production de savoirs et la décision publique permettrait non seulement de renforcer la légitimité et la précision des politiques, mais aussi de mieux anticiper les risques (volatilité des marchés, effets du changement climatique) et d’adapter les stratégies aux réalités du terrain. Par exemple, une meilleure coordination entre les instituts de recherche agricole et les communes productrices d’anacarde permettrait de planifier plus efficacement les campagnes de lutte contre les maladies des plants, de sélectionner les variétés les plus productives, ou d’identifier les zones à fort potentiel de transformation agro-industrielle.
Dans la perspective de la Vision Sénégal 2050, qui ambitionne une gouvernance moderne, fondée sur l’intelligence territoriale, la donnée et la concertation, cette articulation entre science et décision devient une exigence structurelle. Elle permettrait de transformer l’université et les centres de recherche en acteurs centraux de la fabrique des politiques publiques, et non en structures périphériques. Cela contribuerait à territorialiser la recherche, à mieux outiller les élus locaux et à garantir que les choix stratégiques — en matière d’infrastructure, de formation, d’investissements ou d’industrialisation — s’inscrivent dans une trajectoire rationnelle, inclusive et durable.
En somme, l’avenir des territoires comme la Casamance, et la réussite de filières stratégiques comme l’anacarde, passent par la reconnaissance mutuelle des rôles entre chercheurs et décideurs, et par l’instauration de mécanismes concrets de coproduction des politiques publiques fondées sur la connaissance.

5. Vers une économie territoriale intégrée et résiliente

Le développement économique de la Casamance ne peut s’inscrire durablement dans des logiques exogènes, importées ou désarticulées des réalités territoriales. Trop souvent, les politiques publiques échouent à produire un impact soutenu parce qu’elles ignorent ou sous-exploitent les dynamiques locales, les savoir-faire endogènes et les aspirations concrètes des populations. Dans un contexte de réformes structurelles et de décentralisation avancée, il est plus que jamais nécessaire d’opérer un recentrage stratégique autour des ressources propres à chaque territoire. La Casamance, forte de sa diversité agroécologique, de sa jeunesse active et de son potentiel agricole, possède en cela des leviers considérables à valoriser.
Parmi ces leviers, la filière anacarde apparaît comme une opportunité stratégique de transformation structurelle. Sa contribution à la sécurité alimentaire, à la création d’emplois ruraux, à la génération de revenus et à la dynamique d’exportation en fait un pilier possible d’une économie territoriale intégrée et résiliente. Encore faut-il que les conditions de sa montée en puissance soient clairement réunies.
La première de ces conditions est la construction d’une vision stratégique partagée, portée non seulement par l’État, mais aussi par les intercommunalités, les acteurs économiques, les institutions de formation et les populations elles-mêmes. Cela suppose des plans de développement articulés entre communes, ancrés dans la réalité des territoires et dotés d’outils de suivi-évaluation.
Ensuite, il est urgent de renforcer les écosystèmes de formation, de conseil et d’accompagnement technique, en les alignant sur les enjeux de la filière anacarde. Il ne s’agit pas seulement de former des producteurs, mais de bâtir une chaîne complète de compétences, de la production à la transformation, en passant par la qualité, la logistique et le marketing territorial.
La mise en réseau des acteurs est un autre pilier essentiel. Le succès d’une filière repose sur sa capacité à fédérer ses composantes : producteurs, transformateurs, collectivités territoriales, centres de recherche, bailleurs, et institutions de financement doivent pouvoir travailler ensemble dans un cadre de gouvernance clair, équitable et prospectif.
Enfin, l’accès facilité aux financements, aux marchés et aux infrastructures conditionne la compétitivité de la filière. Cela implique des investissements ciblés en routes rurales, en unités de transformation décentralisées, en plateformes logistiques et numériques, mais aussi des dispositifs souples de financement adaptés aux réalités des producteurs et des PME rurales.
C’est pourquoi nous lançons aujourd’hui un appel fort à l’État, aux collectivités territoriales, aux partenaires techniques et financiers, ainsi qu’au secteur privé national et international : il est temps de faire de la filière anacarde un instrument structurant de la relance économique et de la justice territoriale en Casamance. Il est temps de passer d’un discours sur les potentialités à un engagement collectif sur la structuration d’un système productif local cohérent, inclusif et durable.
Ce plaidoyer est un acte de foi en l’intelligence territoriale, en la valeur du capital humain local, et en la capacité du Sénégal à bâtir son émergence à partir de ses terroirs. Faisons de la Casamance, à travers l’anacarde, un modèle de développement intégré fondé sur la vision, la coopération et l’action.
En Casamance, le salut économique pourrait effectivement venir de la filière anacarde, si et seulement si elle est pensée dans une logique de territorialisation, de montée en compétence des acteurs et de cohérence entre formation, production et transformation. La planification participative, la valorisation des ressources locales et la synergie entre collectivités et secteurs économiques sont les piliers d’un développement territorial inclusif et durable.

 

Cheikh Tidiane WADE
Géographe environnementaliste
Thiowor

Papa Code NDOYE

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