Oumar Khassimou Dia, directeur du Transport Aérien du Sénégal : « Le niveau de trafic qu’on avait avant la COVID-19 ne pourra être atteint dans le cas le plus favorable, que dans deux ans »
Le Sénégal a décidé de rouvrir ses frontières aériennes pour les vols commerciaux le 15 juillet 2020 suite à une fermeture de presque quatre mois. Une reprise donc qui s’est faite suivant un protocole sanitaire assez stricte pour éviter la propagation du virus COVID-19. Il faut dire que la fermeture de l’Aéroport International Blaise Diagne a eu un impact considérable sur l’économie sénégalaise de manière générale et sur les chiffres d’affaires des entreprises du secteur du transport aérien. Dans cet entretien le directeur du Transport aérien, Oumar Khassimou Dia revient entre autres, sur l’impact de la pandémie sur le secteur, sur la stratégie de relance élaborée par l’Etat et les conditions imposées pour la reprise du trafic aérien. Par ailleurs, il s’est largement exprimé sur la fermeture de l’espace Schengen aux vols en partance du Sénégal et la mesure de réciprocité appliquée par l’Etat du Sénégal. Entretien…
Quelle est votre appréciation du transport aérien au Sénégal ?
Si je devais faire une appréciation du transport aérien durant cette phase de reprise, je reprendrais une phrase d’Antoine de Saint-Exupéry qui disait ceci : « c’est un boxeur vainqueur, mais marqué des grands coups reçus ». C’est vrai qu’aujourd’hui, nous avons été très éprouvés par la fermeture des frontières aériennes suite à la crise sanitaire de la COVID-19 mais, le secteur a fait preuve d’une véritable résilience. La preuve, les emplois ont été préservés au niveau des compagnies aériennes, au niveau de l’aéroport aussi bien les gestionnaires de l’aéroport que ceux qui sont dans le handling sans oublier les prestations qui tournent autour de l’aéroport. Toutes ces structures ont pu, non seulement se préserver mais aussi, préserver les emplois. Cela montre que le transport aérien a été véritablement résilient face à cette crise. Maintenant, il y a une deuxième bataille qui va être beaucoup plus dure. C’est la bataille de la relance.
Et concernant cette bataille de la relance, comment comptez-vous l’organiser. Qu’est-ce que vous allez mettre en exergue ?
En fait, on peut dire que ce sont deux faces d’une même médaille. Ce qu’on veut faire c’est protéger les voyageurs, parce que le transport aérien tourne autour du voyageur. Le principal client d’un aéroport ou d’une compagnie aérienne, c’est le voyageur. On compte donc faire en sorte que les voyageurs puissent voyager en toute sécurité d’un point de vue des conditions sanitaires, mais aussi les rassurer. C’est pourquoi d’ailleurs, nous avons sorti une circulaire qu’on appelle communément le Protocole sanitaire qui fixe les modalités de voyage pour les voyageurs, pour la compagnie aérienne etc. Il y a un ensemble de mesures qui ont été prises et qui sont consignées dans un protocole sanitaire approuvé par le Ministère de la Santé. Et ça c’est notre premier atout : protéger et rassurer les voyageurs. Ensuite, le deuxième levier sur lequel il faut agir, c’est le soutien de l’Etat aux entreprises de l’industrie du transport aérien. Il faut que l’Etat continue de soutenir ces entreprises parce que la relance sera graduelle. Elle ne se fera pas d’un coup. Tous les experts au niveau de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI) et de l’Association Internationale du Transport Aérien (IATA) sont d’accord que le niveau de trafic qu’on avait avant la COVID-19 ne pourra être atteint dans le cas le plus favorable, que dans deux ans. Cela montre donc que la reprise sera graduelle. Et durant cette phase de reprise, il faut un soutien financier aux entreprises du secteur, aussi bien aux entreprises privées qu’aux entreprises publiques parce que, tous ceux qui travaillent sur la supervision, sur les normes de sûreté, la sécurité, la régulation comme l’Anacim ou la Haute Autorité des Aéroports, toutes ces structures doivent être aussi soutenues pour assurer une bonne relance du secteur.
Et ce soutien, il est déjà acquis ou bien ?
Oui ! il a déjà démarré. Déjà pour le secteur public, agences et autres, il y a 3 milliards de CFA qui ont été dégagés. 2 milliards de CFA vont encore être répartis. Vous savez, la plupart de ces agences ou établissements publics vivent sur la base de redevances. Hors, s’il n’y a pas de trafic, il n’y a pas de redevances. Voilà pourquoi ce soutien a été important pour ces structures du secteur public et parapublic. Maintenant pour le secteur privé, c’est sous forme de prêts. Déjà, il y a 45 milliards qui ont été octroyés à Air Sénégal, le décaissement a déjà démarré. Pour les autres entreprises du secteur, il y a le crédit du transport aérien (CTA) qui a été mis en place. Ce crédit a déjà octroyé des prêts à plus de 30 entreprises du secteur pour un montant de plus de 2,5 milliards. Et ça c’est pour la phase de résilience. Le travail va continuer durant la phase de relance. Et nonobstant tout cela, il y a la possibilité pour ceux qui le souhaitent et qui ne veulent pas prendre au niveau du Crédit du Transport Aérien parce qu’il y a des plafonds qui sont fixés, d’aller au niveau du crédit de l’Etat qui est géré par le Ministère de L’Economie et que l’on appelle souvent les « prêts COVID » où, il y a une enveloppe de 200 milliards. Certaines entreprises du secteur ont reçu des prêts au niveau de cette structure.
Concernant les prêts dont vous venez de parler, est-ce que les agences de voyages sont concernées ?
Les agences de voyages ne sont pas forcément dans la catégorie transport aérien. Elles sont dans la catégorie tourisme. Et dans cette catégorie, il y a le crédit hôtelier et touristique (CHT) qui existe depuis longtemps et qui a été renforcé durant cette période. Et durant cette période aussi, des prêts ont été octroyés aux agences de voyages, aux hôtels et même, aux guides touristiques. Il y a eu donc un ensemble de structures du tourisme qui ont été soutenues par l’Etat sous forme de financements.
Quelles sont les grandes orientations de la politique nationale en matière de transport aérien ?
Pour nous, le mot d’ordre est de faire de la plateforme de Dakar le principal hub sous régional. Et pour ce faire, l’Etat du Sénégal a défini trois axes. Le premier axe c’est de mettre en place un aéroport international aux normes et de grande capacité. Cet objectif a été atteint avec l’Aéroport International Blaise Diagne (AIBD). Le deuxième, c’était de mettre en place une compagnie nationale forte. Dans ce cadre, Air Sénégal a été porté sur les fonts baptismaux et a pris son essor très rapidement en commençant par les vols domestiques et vers la sous-région. Aujourd’hui, il y a des vols sur l’Europe et même des vols sur les Etats-Unis étaient prévus. C’est vrai que la crise a un peu ralenti l’essor d’Air Sénégal mais en fait, le deuxième axe c’était d’avoir une compagnie forte. Le troisième axe c’était le renforcement de la connectivité intérieure avec la reconstruction des aéroports du Sénégal. Donc, tous les aéroports régionaux vont être reconstruits. Et ça c’est en plusieurs phases. La première va concerner les aéroports de Saint-louis, Matam, Ourossogui, Kédougou, Tambacounda et Ziguinchor. Une convention a été signée avec une entreprise tchèque qui s’appelle TRANSCON. Les travaux, d’un point de vue des études, ont été ficelés et d’un point de vue pratique, je puis vous dire que dès vendredi prochain (24 Juillet 2020, ndlr), le site sera mis à disposition de l’entreprise et les travaux proprement dits vont démarrer à St Louis. Donc, il y une certaine cohérence dans cet objectif de faire de la plateforme de Dakar un hub et la dernière étape, c’est celle de la reconstruction des aéroports. Je pense qu’une fois qu’on aura fait cela, on sera vraiment sur une très bonne trajectoire pour l’atteinte de l’objectif final. Il n’y a pas que cet aspect dans le transport aérien. Il y a les accords aériens avec les autres pays qu’il faut négocier. Il y a la préservation des entreprises du secteur et le développement de l’industrie du transport aérien. Tout cela fait partie des éléments qui nous ont été fixés par le chef de l’Etat Macky Sall qui lui, définit la politique du Sénégal en matière de transport aérien.
Vous avez en charge l’approbation des programmes d’exploitation des compagnies aériennes, pouvez-vous en faire le bilan et nous dire est-ce-que le secteur privé sénégalais peut avoir des opportunités d’investissements dans le transport aérien ?
Ah oui ! le secteur privé peut avoir des opportunités et le secteur privé sénégalais utilise d’ailleurs ces opportunités. Vous avez vu TRANSAIR qui est une compagnie aérienne qui existe depuis près de dix ans et qui fait des vols domestiques, qui fait les pays comme le Cap Vert (Praia), la Guinée Bissau etc. Et ça, c’est le privé national ….
Est-ce qu’il y a de la place pour d’autres investissements ?
Il y a toujours de la place pour d’autres investissements. Si vous voulez créer une compagnie aérienne, vous venez chercher votre agrément. Si vous remplissez toutes les conditions, on vous donne votre agrément au niveau du Ministère du Tourisme et des Transports Aériens. Ensuite, il y a d’autres documents qu’il faut chercher au niveau de l’ANACIM et puis après, vous êtes autorisé à créer votre compagnie aérienne, pour ne donner que cet exemple. Maintenant, c’est vrai qu’il y a des secteurs qui sont règlementés par exemple, les investissements pour un aéroport sont tellement importants qu’un privé ne peut pas se lever un matin et dire que : je vais construire un aéroport au beau milieu de nulle part, même si cette possibilité peut exister. Il y a des terrains d’aviation privé, il y a des aéroports privés qui existent dans des pays du monde. Cela, pour dire que tout n’est pas fermé dans le secteur. C’est vrai que le secteur est règlementé mais, il n’est pas fermé.
L’Union Européen n’a pas encore intégré le Sénégal dans la liste des pays africains autorisés pour la réouverture de ses frontières extérieures, ce à quoi le Sénégal a répondu en appliquant la réciprocité. Quelles conséquences peuvent avoir ces deux décisions sur le plan économique ?
Sur le plan économique, il y aura moins de passagers dans un sens comme dans l’autre et la compagnie Air Sénégal va ressentir cette décision tout comme certaines compagnies européennes comme Air France, Iberia, Tap Air Portugal par exemple. Ces compagnies vont ressentir cette décision de l’Union Européenne. C’est une décision qui fait mal dans les deux sens. Il ne faut pas que les gens se disent que cela va faire mal seulement au Sénégal. C’est vrai qu’il y a des Etats de l’UE qui n’ont pas de trafic direct avec le Sénégal comme ceux du nord ou du centre de l’Europe mais, il y a d’autres Etats qui ont des traditions d’échanges avec le Sénégal et qui vont ressentir les effets économiques de cela.
Est-ce qu’il n’y a pas d’alternatives pour en quelque sorte, contrecarrer cette décision de l’UE ?
Il ne s’agit pas de contrecarrer cette recommandation, en fait c’est une recommandation mais elle est tellement forte que c’est pratiquement une décision car tout le monde la respecte. Donc pour nous, il ne s’agit pas de contrecarrer une décision souveraine. Il s’agit de discuter avec l’UE parce qu’elle est composée d’Etats qui sont des partenaires historiques du Sénégal, des amis même du Sénégal, je devrais dire. Il s’agira de discuter avec eux pour voir comment arriver à une solution qui tiendra compte de l’intérêt des deux parties. C’est de cela dont il s’agit aujourd’hui.
Qu’est ce qui sous-tend la décision du Sénégal d’appliquer la réciprocité ? Est-ce une stratégie pour, en quelque sorte, forcer la main à l’UE pour que celle-ci revienne sur cette décision ?
Ah non ! La circulaire ne s’adresse pas seulement à l’UE mais, à tous les pays du monde. Tout Etat de tout continent qui applique des restrictions sur le plan du transport aérien au Sénégal, se verra appliqué les mêmes restrictions par le Sénégal. Donc, cela ne vise pas uniquement l’Union Européenne. Ça c’est la chose essentielle qu’il faut savoir. Maintenant, qu’est ce qui sous-tend cette décision ? C’est l’OACI qui recommande que dans les rapports entre Etats : négociations, accords aériens etc, la ligne de conduite soit la réciprocité. Donc, nous, on ne fait que respecter un principe de l’OACI en appliquant la réciprocité. Quand on a signé les premiers accords aériens avec la France, je crois que c’était en 1974, ces accords étaient basés sur l’équité et la réciprocité. Le nombre de fréquences que la compagnie désignée par la France a au Sénégal, c’est le même nombre que la compagnie désignée par le Sénégal a en France. D’un point de vue des capacités aussi, il y a un équilibre qui est respecté. Ce sont les mêmes capacités. Donc, cette règle de réciprocité, en bien et en moins bien, est une règle qui est appliquée de manière générale dans les négociations entre les Etats. Maintenant, si un Etat décide que par exemple, vous demandez dix fréquences, je vous donne les dix fréquences et vous, même si vous me donnez une seule fréquence, c’est bon, libre à vous de signer un accord sur cette base inégalitaire. Mais le principe qui est recommandé par l’OACI c’est le principe de la réciprocité dans les accords aériens et, c’est ce principe que l’Etat du Sénégal a appliqué.
Les conditions sanitaires imposées par l’Etat du Sénégal pour la reprise du transport aérien ne risquent-elles pas d’amoindrir le trafic passager au niveau du Sénégal ?
Non, je ne pense pas. C’est tout à fait le contraire. Toutes les mesures qui ont été prises, non seulement protègent le voyageur mais, lui donnent plus de confiance. Quand les gens ont confiance, ils viennent. Je pense donc que ces mesures à terme, vont favoriser une bonne reprise du transport aérien au Sénégal.
Mais quelque part aussi, ces mesures peuvent être perçues comme des contraintes par certains notamment, avec les tests de moins de 7 jours qui représentent des coûts supplémentaires…
C’est vrai que ce sont des coûts supplémentaires mais malheureusement, l’aviation civile fonctionne comme ça. Regardez, avant le 11 septembre 2001, toutes les mesures de sûreté que vous voyez n’existaient pas. On venait, on rentrait dans l’avion comme on rentre dans une boutique (rires). Mais après, toutes les mesures qui ont été prises pour renforcer la sûreté ont un coût et cela s’est répercuté sur le billet d’avion. Toutefois, cela n’a pas freiné le transport aérien. Cela a contribué à rassurer les gens et à permettre un bon redémarrage du trafic aérien après les évènements de 2001. Aujourd’hui aussi avec cette crise sanitaire, il y a des mesures qui vont être prises par les uns et par les autres et qui vont entrer dans les habitudes du transport aérien et vont être acceptées parce que, non seulement ces mesures vont contribuer à augmenter la sécurité sanitaire des voyageurs mais surtout, les gens vont de plus en plus avoir confiance. Et vous verrez très vite que les gens vont se dire : il vaut mieux passer par l’aéroport de Dakar où, on est sûr que les gens se lavent les mains, où on regarde la température etc., plutôt que de passer par un aéroport où, il n’y a aucune mesure de prise. Le choix est vite fait.
Au-delà de la crise sanitaire, quelles sont les perspectives du secteur du transport aérien au Sénégal ?
Au niveau national, c’est la reconstruction des aéroports régionaux. C’est quelque chose qui avait été un peu ralenti par la crise sanitaire mais, qu’on va redémarrer bientôt par Saint-louis, Matam et Ourossogui. Ça c’est quelque chose qui va se faire dès maintenant. Il y a aussi le développement de la compagnie Air Sénégal qui a été vraiment ralenti par cette crise. La compagnie doit redécoller et atteindre très vite sa vitesse de croisière. Ensuite, il y a l’amélioration des conditions de notre aéroport principal l’AIBD. Donc, il y a des investissements qui sont prévus pour améliorer l’aéroport et permettre une meilleure facilitation au niveau du voyage au Sénégal
Et pour Dakar, on va se limiter à l’AIBD ? Beaucoup avaient soulevé l’éventualité de faire de l’ancien aéroport (Léopold Sédar Senghor) un second aéroport…
Pour le moment, l’aéroport LSS reste un aéroport militaire et c’est l’AIBD qui est ouvert aux vols commerciaux.
Entretien réalisé par
El hadji Sady NDIAYE et Sanou BADIANE